Elle ne dessinait que des têtes.
Des têtes humaines bien sûr. Des têtes d’enfants, des têtes d’adultes, des
têtes de vieillards. Indistinctement. Elle ne dessinait que des têtes. A tout
moment, elle tenait un crayon dans ses mains, elle en avait toujours un dans
son sac ou dans ses poches. En quelques lignes rapidement tracées, elle faisait
naître une tête sous sa mine. Partout, sur la facturette de supermarché, une
vieille enveloppe, des feuilles de brouillon, en marge d’une lettre. Parfois
aussi, elle prenait une belle feuille au grammage épais… Puis elle emportait
ses dessins et les enfermait dans un tiroir. Au début, elle les rangeait dans
une petite boîte. Ensuite, elle les a mises dans un carton à chaussures, puis
les a transférées dans une caisse en bois. Le jour est venu où la caisse est
devenue trop petite à son tour.
Ce jour-là, elle est allée
acheter une commode, et elle en a trouvé une, fort jolie chez son brocanteur
habituel. C’était une commode bien pratique avec sa multitude de tiroirs. Le
brocanteur, bien complaisant, l’a aidée à la transporter dans son petit
appartement. Elle a admiré sa commode, l’a nettoyée, et a ouvert la fenêtre
pour faire entrer le soleil dans sa chambre. Ensuite, elle a posé sa caisse sur
un tabouret, a sorti les têtes une à une en réfléchissant à la manière de
procéder : « Vais-je les classer par date, par taille, par thème, les
filles d’un côté, les garçons de l’autre, ou les séparer en fonction de leurs
âges ? » En attendant de trouver l’inspiration elle a sorti les papiers
de sa caisse et les a alignés sur la commode. Elle en a fait des piles et finalement
opté pour un classement selon le caractère des têtes : les doux, les
rêveurs, les sévères et les méchants, les rieurs, les tristes, les laids et les
beaux. Elle s’est trompée un peu, mais a estimé qu’un peu de fantaisie ne pouvait
pas nuire au mode de classement.
Puis elle a eu envie d’une tasse
de thé. Elle s’est rendue dans sa cuisine, et tout en mettant de l’eau à
chauffer, elle a préparé une tasse, choisi un sachet de thé à la bergamote
ainsi qu’un petit biscuit aux flocons d’avoine. Au moment d’entrer dans sa
chambre, sa tasse de thé à la main, un violent coup de vent a fait se lever
toutes les feuilles empilées sur sa commode. C’est un tourbillon de têtes qui se
sont envolées dans sa chambre. Des grandes, des petites, des minuscules et des
géantes, des comiques et des réfléchis, des sages et des austères, des frivoles
et des gais, toutes ont virevolté ensemble en tous sens, puis se sont gonflées
comme des ballons de baudruche et ont empli tout l’espace.
Elle s’est assise dans son fauteuil,
ébahie, a posé son petit plateau de thé sur sa commode puis a observé la scène en
silence. Les têtes se sont toutes mises à parler à la fois. Ca jacassait, ça
discutait, ça disputait, ça bredouillait, ça ronchonnait, ça dissertait et ça
s’égosillait, jusqu’à ce qu’une tête vénérable se soit détachée du lot et se
soit installée dans un angle de la pièce à mi-hauteur. Elle a susurré
« Tttt, ttt » tout doucement, et un grand silence s’est fait. Toutes
les têtes se sont rangées en rang, les hommes au fond, les enfants devant, et
les femmes entre les deux. Sur un clin d’œil du vieillard, le chœur s’est mis à
chanter. Quelle apothéose ! Ce chant si beau et si doux a duré bien
longtemps. Elle a bu son thé en écoutant avec délectation. Enfin, le silence a
empli la pièce. Elle s’est réveillée, a ramassé les papiers qui jonchaient le
sol, et les a classés dans les tiroirs de sa nouvelle commode.
Texte publié sur Kaléïdoplumes
joli conte!
RépondreSupprimerj'ai dessiné des centaines de têtes mais jamais elles n'ont entonné la moindre chanson (heureusement, peut-être ;-))
C'est qu'il te manquait le thé à la bergamote et le biscuit aux flocons d'avoine.
SupprimerCommentaire à déformation "familioprofessionnelle" : Fifille teste et fait travailler ses petits patients sur la reconnaissance faciale des émotions, souvent absente chez l'enfant autiste.
RépondreSupprimerTu visualises bien les histoires !
SupprimerTrès joli conte ! J'aime beaucoup ta manière de dérouler le récit.
RépondreSupprimerRaconte-le à tes élèves, ensuite ils pourront l'illustrer.
SupprimerComme tu ne pourras pas leur montrer des dessins, tu le mimeras devant eux pour qu'ils puissent le visualiser et bien l'imaginer, et ensuite, à eux de jouer !
On ne saurait mieux dire le pouvoir de la bergamote et du flocon d'avoine.
RépondreSupprimerj'aime beaucoup cette histoire onirique et réaliste à la fois.
Je pense que tu dois connaître l'association bergamote et flocons d'avoine, l'effet chez toi c'était un renard dans une assiette... j'en rêve encore.
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