Tout avait commencé
le dimanche de la quadragésime. Ce jour-là, après le pousse café, Eloi avait
annoncé d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « Je vais à la
foire dépenser mon tringueld ». Sans attendre de réponse, il s’élança vers
la porte, l’ouvrit violemment et la claqua derrière lui.
Il marchait avec énergie,
d’un pas de conquérant. Sans ralentir il se remémora sa sortie tonitruante et
se demanda pour qu’elle raison il avait agi de la sorte. Rien ni personne ne
l’aurait empêché de partir, c’était un peu absurde, mais il se mit à rire. Il
aimait ces gestes grandioses, ces attitudes incompréhensibles, ces mouvements
qui le mettaient en valeur. Au fond, tout cela n’avait aucune importance, et
ceux qui étaient restés avaient certainement déjà oublié cet élan qu’il
qualifiait de majestueux !
Il chassa cet événement
mineur de sa vie d’un geste de la tête et se concentra sur la fête foraine.
Voilà qui méritait ses pensées. Tout en imaginant les stands qu’il allait
visiter, il tâtait compulsivement sa poche pour vérifier la présence de sa
bourse bien remplie. Ce qu’il allait pouvoir s’amuser, jamais encore il n’avait
eu autant d’argent à sa disposition.
Tout en faisant le
programme des attractions qui allaient avoir sa visite, il arriva sur la place
du village. Cinq heures sonnaient au clocher de l’église. « Tiens, déjà »,
se dit Eloi. Il commença à arpenter les rangées. Le tir au fusil le tentait, mais,
bon tireur, il ne souhaitait être gagnant si vite, il aurait été encombré par l’éléphant
en peluche de la taille d’un veau ! Le comptoir des tartes ne l’attirait
pas, il avait encore son dessert sur l’estomac. Il regarda longuement les badauds
sortir du labyrinthe de miroirs. Un jeune couple était hilare d’avoir égaré son
chaperon, Eloi les entendit se donner rendez-vous à l’orée des bois. Il se
faufila entre des enfants dévorant des gaufres, puis contempla les manèges en
bois. Comme il avait envie de monter sur ce tourbillon. Les hommes perdaient
leur chapeau, les cheveux des femmes se défaisaient et volaient au vent. C’était
amusant de les contempler.
Six heures sonnaient au clocher
de l’église. « Tiens, déjà », se dit Eloi. Il reprit sa marche entre
les stands, eut envie de tout essayer, pourtant il se retenait. « Si j’attends
encore un peu, les manèges tourneront plus longtemps parce qu’il y aura moins
de monde, je pourrai avoir les tartes invendues à moindre prix, je m’essayerai
au tir juste avant la fermeture ». Tout en philosophant, Eloi admirait les
bouquets de fleurs, saluait une connaissance, souriait de la joie des curieux,
observait les flâneurs.
Sept heures sonnaient au
clocher de l’église. « Allons-y », se dit Eloi. Il tendit un billet à
la caissière pimpante du manège tourbillon, mais elle lui indiqua une pancarte
de son doigt : « dernier tour ». Il se dirigea alors vers le
labyrinthe de miroirs, mais la lumière s’éteignit devant lui. Il voulut entrer
dans la maison de l’horreur, mais le vendeur quittait les lieux sa caisse sous
le bras. Le stand de tartes était vide, le préposé au tir rangeait ses fusils,
les badauds rentraient chez eux heureux de leur journée. Eloi quant à lui se
tenait immobile, comme deux ronds de flan, bousculé de droite et de gauche par
des hommes un peu ivres, de bière ou de manège, on ne savait trop.
Eloi, pensif, se rendit
compte que son avarice l’avait privé de toute joie. Il jura, mais un peu tard,
qu’on ne l’y prendrait plus. L’année prochaine, il ne jouera pas au radin, il
dépensera tout son argent en folies de façon à en profiter un maximum.
Cette fable aurait pu s’arrêter
là, la morale aurait eu de quoi occuper Eloi pour les 365 jours qui le séparaient
de la prochaine fête foraine. Mais il se décida à rentrer chez lui. Il enfonça
son chapeau sur sa tête, ses poings dans ses poches, et prit le chemin du
retour, avec bien moins d’enthousiasme qu’à l’aller. Il avait déjà parcouru la
moitié de sa route, la nuit était tombée, quand il se trouva nez à nez avec un
homme d’une truculence caractéristique. Un rayon de lune échappé d’un nuage lui
permit d’examiner sa physionomie : Sa face faisait briller ses yeux d’oiseaux
de proie, sa petite bouche cruelle émettait des rictus sinistres, son vêtement
lacéré aurait fait pitié si le comportement brutal de cet homme n’avait pas
révélé sa sauvagerie et sa violence. Avec rudesse, il s’agrippa à la veste d’Eloi,
et, avec un souffle pestilentiel, il siffla « ta bourse, vite ! ».
Eloi tenta de s’échapper de sa poigne, mais en vain. Il expliqua qu’il revenait
de la fête foraine où il avait dépensé tout son argent. L’homme approcha son
nez de la bouche d’Eloi : « Comment, tu dis avoir tout dépensé, mais tu
ne sens pas l’alcool, tu ne sembles pas t’être amusé, tu mens ». Sa main
se fit plus sévère, il secoua Eloi et l’enjoignit une dernière fois de lui
donner sa bourse. Au lieu d’attendre la réponse, de sa main libre, il tâta les
poches d’Eloi, et dans un cri de victoire, attrapa la bourse et s’enfuit sans
demander son reste.
Eloi, qui était un peu
philosophe, comprit mais un peu tard que s’il ne savait pas s’employer à
dépenser son argent, un autre le fera à sa place.
Texte écrit pour l'agenda ironique hébergé chez "Le dessous des mots". Il fallait écrire une fable, avec une morale et 4 mots imposés : gagnant, truculence, tringueld, quadragésime.
Note : Merci à Max, grâce à lui j'ai appris que "truculence" avait deux sens, j'ai opté pour le sens vieilli tellement joli !
Note : Merci à Max, grâce à lui j'ai appris que "truculence" avait deux sens, j'ai opté pour le sens vieilli tellement joli !
Bon jour,
RépondreSupprimerUn très bon texte et une morale bien solide. Le personnage a tout de même une grande chance d'être en vie car il y avait autrefois des hommes nommés "chauffeurs" drôles de brigands.
Max-Louis
Bien jolie fable, j'aurais bien aimé l'écrire ;-) et il est joueur avec sa vie cet Eloi, j'aurais crié et fait mes yeux d'oiseau de proie aussi
RépondreSupprimerJolie fable, pleine de morale avec plus d'un tour de manège dans son sac à malice !
RépondreSupprimer(mais quand même, qu'il est difficile d'avoir envie de s'amuser à l'heure dite...)
et puis, cerise sur le labyrinthe aux miroirs, Alphonsine est revenue !
Ca me fait drolement penser à pinnocchio cette histoire! Un eloinocchio?
RépondreSupprimerTu bouleverses un peu mes codes : les fêtes foraines sont pour moi une perte de temps, mais jolie leçon de morale hédoniste tout de même... ;)
RépondreSupprimerEt mention TB pour le deuxième paragraphe !
(Sinon, je viens de terminer le "tableau du maître flamand" : merci de me l'avoir conseillé, il est excellent!)
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