J’aime ma nouvelle vie chez
Alphonsine, particulièrement parce que j’ai l’impression de servir à quelque
chose. Une vie utile, c’est une vie dont tout le monde rêve. Une vie dont on
devient « l’indispensable », c’est une vie que je n’imaginais
vraiment pas du tout. Et c’est pourtant ce que je suis devenu :
indispensable.
Je passe la plus grande partie de
ma journée, rangé dans un sac à main. J’aime beaucoup mon espace de vie :
rangé, ordonné, avec juste le minimum vital. A ce propos, j’aimerais savoir où
est passé le tube de rouge à lèvre. Nous avions des discussions passionnantes
lui et moi. Nous nous entendions si bien. Il me racontait en détails tous les
miroirs qu’il avait déjà pu observer dans sa vie. Les grands, les larges, les
éclairés, les minuscules aussi où il pouvait à peine voir son reflet en entier,
ceux posés sur un pied comme chez l’opticien, ou ceux accrochés au pare-brise
des voitures (on les appelle des rétroviseurs, je crois), ou encore le pratique
miroir de courtoisie. Il me racontait comment il était utilisé sans miroir avec
un résultat tout à fait satisfaisant, parce qu’au fond, une femme n’a pas
besoin de miroir pour se mettre du rouge à lèvres, elle se connaît par
cœur !
J’ai donc perdu un ami qui savait
me narrer avec truculence une vie cachée que je ne connaîtrai jamais. Chacun sa
condition. Espérons qu’il reviendra bientôt me rejoindre dans le sac à main.
Entre-temps, je me suis lié
d’amitié avec le petit porte-monnaie. Il est tellement drôle. Chez lui, ce
n’est que passage : des billets s’y installent pour peu de temps, des
pièces les remplacent, des grosses et des petites. Mais chacune a son mot à
dire, son anecdote à raconter. Leurs vies sont si riches et si pleines
d’émotions.
Hier, la pièce de « 1 »
nous a bien fait rire en nous racontant sa vie chez un avare. Elle avait été
échangée contre une pièce de « 2 », et saisie par une main rapide qui
l’avait immédiatement rangée dans un porte-monnaie tellement usé qu’elle a
craint un court moment de glisser par une déchirure. Ses voisines l’ont
rassurée : « la main nous tient si fort que nous ne risquons rien,
nous ne pouvons même pas bouger ». Et de fait, elle est restée coincée
entre une pièce de « 10 » et une autre de « 20 ». C’est
ainsi qu’elles se nomment entre elles. J’avoue ne pas bien comprendre cette
mode de se nommer avec des chiffres, un joli nom serait tellement plus séant,
mais ainsi font-elles et je suis bien contraint de reprendre leur terminologie
si peu poétique.
« 1 » resta très
longtemps dans la bourse du ladre ; Parfois des doigts tintés de nicotine,
aux longs ongles sales s’introduisaient entre les pièces et dans un soupir
tinté d’un sanglot, choisissaient la monnaie et ne la lâchaient qu’avec
difficulté. Vint le jour où « 1 » se trouva seule. Elle n’en
respirait pas moins avec difficulté, serrée qu’elle était entre les parois du
porte-monnaie agrippé par l’avare.
En entendant l’orgue jouer, elle
sut qu’elle était à l’église et qu’elle allait vraisemblablement quitter ce
lieu qui sentait le vieux cuir. « Ha, ha, se réjouissait-elle, cette fois
ce sera mon tour. Le vieux n’a pas plus petit que moi à proposer ! »
Au moment de la quête, le vieux ouvrit son porte-monnaie et eut un mouvement de
protestation en voyant « 1 », seule, toute seule. Il la prit, la
reposa, la reprit, la remit à sa place, referma son porte-monnaie puis le
rouvrit. A ce moment le panier arriva devant lui. Il chuchota au garçon vêtu de
blanc qui se tenait devant lui : « Je n’ai pas de monnaie », et
il se mit à se faire de la monnaie dans le panier de quête. La pièce en rougit
de honte, mais fut soulagée de rouler au milieu de ses congénères.
« 1 » nous racontait
cet épisode délicieux en riant (elle avait oublié sa gêne et n’avait gardé de
cet événement que le côté plaisant). Quel boute-en-train. Elle roule de droite
et de gauche en tintinnabulant. Elle nous manquera lorsqu’elle nous quittera.
Moleskine est vraiment un sacré conteur ! J'aime particulièrement quand il parle de la "riche vie" des pièces et billets ;-)
RépondreSupprimerTrès jolie, la scène de l'avare (mais qu'est devenu le rouge à lèvres? le saurons-nous dans un prochain épisode?)
RépondreSupprimerHi hi...les pièces dans la main de l'avare !!!
RépondreSupprimerUne question cependant qui me taraude : 1 est elle une pièce en cuivre ou de celles qui valent 100 pièces en cuivre???
Des histoires comme celles ci j'en veux encore plein : je suis prête à t'offrir un tube de rouge à lèvres pour que cela continue !
Arhggggg! Excellent comme billet! de tous les défauts c'est la pingrerie que je hais le plus, pauvre pièce restée si longtemps dans le porte monnaie d'un avare!
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