Je passe ma première nuit chez
elle avec ravissement. Elle m’a déposé sur sa table de nuit, et sa dernière
caresse a été pour moi. Sa première caresse aussi d’ailleurs, au petit matin.
Elle me regarde en souriant, et m’assure qu’elle s’occupera de moi dès que ses
enfants seront partis pour l’école.
Je suis touché, je suis ému, et j’ai
un peu peur aussi, toutes mes pensées sont dirigées vers une seule question :
avec quel outil va-t-elle tracer ses lettres, ses mots, ses lignes, ses
paragraphes sur mes feuilles ?
Lorsque je vivais encore dans le
rayonnage de la papeterie, serré entre le Moleskine orange et le Noir à
feuilles lignées, nous parlions tous ensemble le soir, lorsque la nuit était
venue. Nous nous répétions ce que nos prédécesseurs avaient entendu répéter
avant nous : nous allons être remplis d’écritures ou de dessins, ceci sur
chacune de nos pages. C’est notre destinée.
En tremblant, certains nous
racontaient que le résultat pouvait être catastrophique, et que tout dépendait
de l’engin utilisé par le propriétaire. Il existe, paraît-il des objets nommés
stylo à bille qui possèdent une mine si aigüe que le papier est littéralement
gravé sur plusieurs épaisseurs. La souffrance est intolérable. Je sentais un
frisson de terreur parcourir ma tranche.
J’aspirai à voir s’approcher de
moi une plume Sergent Major. Ce doux grattement était une félicité, et ce choix
était le seul digne de la qualité de notre papier. D’aucun diront que je double
deux défauts importants : l’orgueil et mon côté vieux jeu. Mais quel Moleskine
ne serait pas un peu vieux jeu, c’est dans sa nature d’être vieux jeu. Quant à
mon orgueil, il est inné, je connais tellement bien ma valeur, et je suis
tellement convaincu de mon importance…
On me disait d’oublier la plume
Sergent Major, trop peu de gens savent encore s’en servir. Alors peut-être connaîtrai-je
le contact avec un stylo à pointe arrondie ? Le toucher est plus agréable,
mais très vite tous les angles des pages s’arrondissent, se relèvent et se
cornent. Quel dommage alors…
J’en étais là de mes réflexions
lorsqu’elle est arrivée. Voilà, le moment est là, je vais enfin savoir… Ses mains
me saisissent, me caressent une fois encore, m’ouvrent et me feuillettent. Puis
elles choisissent la page de droite, juste après la couverture, celle qui
propose d’indiquer le nom et l’adresse. Elle hésite un court instant, et d’une
main appliquée, elle écrit son nom et son adresse. C’est ainsi que j’ai su qu’elle
s’appelait Alphonsine.
Quelle sensation curieuse.
Assurément, ce n’est pas un stylo à bille, ni à pointe dure, ni à pointe large.
La caresse est toute de douceur et de délicatesse. Je l’entends chuchoter :
« J’ai bien fait de choisir une mine HB pour mon porte-mine. C’est
exactement ce qu’il faut ».
Je serai respecté, quel
ravissement…
Quel ravissement ce billet "doux"!
RépondreSupprimerJoli !
RépondreSupprimer"je double deux défauts importants : l’orgueil et mon côté vieux jeu. Mais quel Moleskine ne serait pas un peu vieux jeu, c’est dans sa nature d’être vieux jeu. Quant à mon orgueil, il est inné, je connais tellement bien ma valeur, et je suis tellement convaincu de mon importance… "
Je viens de découvrir que je suis un Moleskine !!!
à la question "objets inanimés, avez-vous donc une âme...?", la réponse est donc non seulement une âme, mais aussi un coeur !
RépondreSupprimerrho, c'est extra...bravo ALphonsine, c'est un bonheur cette saga Moleskine....
RépondreSupprimerUne bien jolie saga que celle de ce Moleskine...
RépondreSupprimerQuant à l'écriture à la plume, qu'elle est agréable... même si radicalement vieux jeu (et il faut l'avouer, peu pratique bien des fois.... )