La
toute première fois que je la vis, je passai devant elle, sans même lui
accorder une quelconque attention. Pourtant son regard avait croisé le mien. Je
fus comme électrifié jusqu’au tréfonds de moi-même. Son regard n’était pas
comme les autres regards. Il avait un je ne sais quoi de terrifiant, de
repoussant, de révulsant. De la journée, je ne cessai de penser à elle. Toutes
mes pensées étaient tournées vers elle. J’essayai de recomposer son image dans
mon cerveau, mais plus je recherchais les détails, plus sa figure devenait
floue et irréelle. Le soir venu je n’aurais même plus su la décrire. Etait-elle
blonde, était-elle rousse, était-elle grande, petite ? Tout ce que je
retenais était l’intensité de son regard. Il m’avait marqué au fer rouge, et
cette impression de terreur restait en moi, à tel point que je n’en dormis pas
de la nuit.
Au
petit matin, j’étais encore terrifié, je vivais avec cette peur lugubre au fond
de moi-même. J’en tombai malade. Je fus plusieurs jours entre la vie et la
mort. Je ne voulais plus y penser, et je ne rêvais que d’elle. Quel tourment.
Je me remis petit à petit, je pus doucement reprendre une vie normale, mais
elle ne fut plus jamais comme avant. Mon esprit n’était plus avec moi.
Lorsqu’on m’adressait la parole, je n’entendais pas. Malgré tous mes efforts
pour être présent, je m’absentais continuellement en pensant à elle et au
rayonnement que dégageaient ses yeux.
Je
changeai alors de technique : je décidai de plonger à corps perdu dans la
vie. Quel rythme infernal je m’imposais là : du sport, des horaires qui
m’obligeaient à courir d’une activité à l’autre, un réveil matinal, un travail
acharné, des soirées à festoyer. J’étais vidé, inapte à m’amuser avec la
terreur qui me minait. Au bout de deux mois je m’écroulai de fatigue, mais
l’impression que m’avait laissée son visage, et surtout le regard entrevu ne me
quittaient pas. C’était d’ailleurs fort étrange : la jeune femme m’était
presque perceptible, mais au moment où je la voyais intérieurement, elle me
fuyait. J’étais toujours incapable de la décrire.
Une
nouvelle angoisse me saisit alors. J’eus peur de la revoir, de croiser à
nouveau son regard. Un coup d’œil m’avait anéanti, qu’en
serait-il du second ? Je ne voulus pas d'un nouveau tête-à-tête fatal. Je me mis à marcher tête basse, de façon à éviter tout regard d’autrui. Je
craignis tout le monde et chacun. Chaque femme rencontrée, croisée, entraperçue
pouvait être un danger pour moi. Mais quelle vie je m’imposais là : je vécus
encore plus renfermé qu’un ermite, je côtoyai une multitude de personnes, dans
le bus, les supermarchés, la rue, le lieu de travail, mais sans jamais avoir de
contact avec aucune d’elle. Pas un regard, je m’interdisais tout. A force de
voir des pieds, je l’imaginais avec une robe légère parce que je voyais de
fines sandalettes, ou au contraire, en tailleur sévère dans des escarpins gris
sans fantaisie, ou n’était-ce pas plutôt elle, en brodequins et en
pantalon ?
Il
fallait que je me libère de toute incertitude. Comment pouvais-je savoir si
c’était elle qui venait à me frôler, à me croiser, me fixait-elle de loin,
m’ignorait-elle complètement, avait-elle disparu, était-elle là,
ailleurs ? La tête m’en tournait. La nuit, je rêvais de chaussures de
toutes sortes sur lesquelles des yeux s’ouvraient, attrapaient mon regard, puis
se mettaient à tourner autour de moi, lentement d’abord, puis de plus en plus
vite. C’était un manège infernal qui se poursuivait jusqu’au réveil. Je sortais
alors de mon rêve en sursaut, le cœur battant, transpirant. C’en était fini de
ma nuit. Je savais que je ne m’endormirai plus. Il en allait ainsi de chaque
nuit. Quel supplice !
Un
matin, cela faisait à présent huit longs mois que je l’avais vue, et elle
m’habitait encore comme à la première seconde. Ne pouvant me guérir en me
cachant, j’eus l’idée qu’il fallait que je la retrouve, que j’échange un
nouveau regard avec elle. Si un premier regard m’avait tant bouleversé, un
deuxième regard allait, c’était bien sûr, me libérer de cette emprise. Comment
n’y avais-je pensé plus tôt ? J’en fus comme apaisé. La vie me semblait
brutalement à nouveau belle, gaie, et je retrouvai une vivacité perdue huit
mois auparavant. Je vaquai à mes occupations le cœur léger, presque gaiement. Je
me dépêchai de sortir de la maison, je levai le regard, c’était un jour
ensoleillé, il me fallait bien du soleil après avoir vécu tous ces mois dans l’ombre
et la terreur. Je n’eus plus besoin de river mon regard au sol, je relevai les
yeux, et je contemplai la nature : d’abord le ciel, les nuages, puis les
oiseaux, les mille-pattes, les arbres, et même un arc-en-ciel. Que de beautés qui m’avaient été interdites si longtemps.
La première personne que je rencontrai me procura un choc : depuis tant de
mois je n’avais plus vu d’être humain. Je passai la journée dans une euphorie
telle que j’en étais arrivé à l’oublier, elle. Je revivais, c’était mon printemps,
j’étais guéri, je revivais, je revivais, je revivais.
Dans
la nuit, je me réveillai en sursaut, le même cauchemar m’avait saisi. Je
compris que je n’étais pas guéri, que la journée de la veille n’avait été qu’un
sursis, et que l’angoisse me reprenait plus forte encore qu’auparavant.
Cette
fois, j’étais bien décidé, il fallait coûte que coûte que je la revois. Mais
comment, et où, inutile de passer une petite annonce : même si elle venait
à la lire, qu’aurais-je écrit ? Comment se reconnaîtrait-elle puisque moi-même
je n’aurais su la décrire ? Je pris des vacances, chaussai des chaussures
confortables, et sortis. Je commençai à arpenter les rues. Je marchai, marchai,
marchai. Je ne pris aucun repos. Je passai et repassai dans les rues et les
ruelles. Par temps de pluie, j’arpentai les grands magasins, chaque étage, l’un
après l’autre. Je passai d’une galerie à une autre. J’allai au cinéma, au
théâtre, j’attendais bien avant l’ouverture des caisses pour examiner tous les
spectateurs qui entraient. Le soir, je m’écroulai de fatigue, mais je me
réveillais toutes les nuits en sursaut, poursuivi par le même rêve. Au petit
matin, je reprenais ma marche de plus belle.
Après
huit jours de course je me ressaisis : inutile pensais-je de marcher droit
devant moi. Il suffisait qu’elle soit derrière moi pour que je ne la voie pas.
Cette technique n’était donc pas la bonne. Je pris donc l’habitude de faire
demi-tour, brutalement, pour tenter de la surprendre, et je reprenais ma marche
dans le sens contraire. Oui, mais si elle était à présent derrière moi,
c’est-à-dire devant moi alors que j’allais dans l’autre sens, mais si je me
tournais une fois de plus, elle serait peut-être derrière… Je n’étais plus
qu’un tourbillon. Je courais à présent, d’une rue à un magasin, d’un magasin
dans un bus, d’un bus à un jardin public. La folie me gagnait.
J’eus
alors une idée : j’irai me poster près de l’endroit où je l’avais vue la
première fois, et j’attendrai qu’elle réapparaisse. Cette solution me semblait
à présent la plus logique et la plus simple. Pourquoi donc n’y avais-je songé
plus tôt ? Je me rendis dans la rue où je l’avais croisée, et par chance,
j’y découvris un banc à proximité. Je m’y assis. Quelle impression
curieuse : depuis si longtemps je ne m’étais pas assis, oisif. Je crus
même un instant que j’allais pouvoir profiter de cette pause. Mais non, la soif
de la voir, de la revoir, de guérir, me tenaillait trop vivement. A peine
assis, je me mis immédiatement au travail : je regardai chaque passant
avec acuité. J’étais avide de regarder chaque visage qui passait, non pas par
plaisir, mais par désir d’en terminer enfin avec cette obsession. Je regardai à
droite, à gauche, je passai de l’un à l’autre avec détermination. Pourquoi
cette jeune femme tournait-elle la tête, était-ce elle ? Refusait-elle de
me voir ? Faisait-elle exprès de parler avec son interlocuteur pour que je
ne puisse saisir son visage ? Je me levais alors, courrais pour la
dépasser, faisais demi-tour plus loin pour lui faire face. Une fois de plus je
m’étais trompé : ce n’était pas elle. Je regagnais mon banc, las. Cette
fois, c’était bien elle qui s’approchait, j’en étais certain, c’était sa
silhouette, sa couleur de cheveux. Hélas, encore une fois, je m’étais trompé.
Je me remettais à l’affut, plein de courage.
Je
ne comprends pas comment j’ai pu tenir si longtemps. Durant 10 longs jours, je
me postais tous les matins sur mon banc, et je prenais ma faction. Les habitués
m’avaient repéré. Ils m’observaient du coin de l’œil, je le voyais bien. Mais
ils me laissèrent heureusement en paix. Etais-je ainsi courageux, je ne le
crois pas, il m’était devenu vital d’épier son passage. Je l’attendais sans
impatience, enfin, je croyais l’attendre ainsi. En réalité, dès qu’une femme
approchait, je frémissais, je tremblais même, je ne pouvais plus tenir assis,
je scrutais avec attention. Plus d’une fois, une femme ainsi observée me
foudroya du regard. Un jour, je crus même que son ami s’en prendrait à moi. Je
fis immédiatement amende honorable, je ne pouvais me permettre de dissiper mon
attention. Pourtant, les jours s’écoulaient, les uns après les autres, mes vacances
allaient toucher à leur fin. Que ferais-je alors ? J’étais devenu maigre,
presque diaphane, je n’imaginais pas de retourner travailler, comment allais-je
pouvoir reprendre une vie normale avec l’obsession qui m’habitait. C’est alors
que je la vis.
Elle
était là, exactement à la même place qu’elle occupait lorsque je la vis la
première fois. Elle ne me regardait pas. C’était donc elle, elle qui m’avait
mené en enfer durant toute une année par un seul regard. Je me détendis
imperceptiblement, je soupirai d’aise, je sentis comme un vent de liberté me
traverser. Cette vue m’avait bel et bien redonné mon intégrité. Elle ne
m’habitait plus, j’étais à nouveau capable de poursuivre ma route sans
obsession. Quelle victoire ! A présent, je pouvais partir. Je me levai.
Elle tourna alors la tête et me regarda. Son regard me transperça et…
Lu
dans les faits divers :
Hier,
vers 16 heures, un homme âgé de 28 ans a été retrouvé mort sur un banc, rue des
orfèvres. Sa mort paraissait naturelle, mais une expression d’horreur émanait
de son visage. Une enquête a été ouverte pour essayer d’éclaircir ce décès bien
mystérieux.
Ma participation à l’agenda ironique organisée par Monesille avec pour thème : « Les fous, bouffons et autres amuseurs public, les fous-rires, l’espoir fou, enfin quoi Mars sera le mois des fous !
Dans ma folie j'ai dépassé le nombre de mots prescrits.
Dans ma folie j'ai dépassé le nombre de mots prescrits.
Merci pour ce récit très prenant qui oscille entre folie et fantastique ! Mais qui est vraiment cette femme au regard transperçant ? Cache-t-elle une faux dans son sac à main ?
RépondreSupprimerTon histoire me fait songer à un roman de Marc Behm, ce qui n'est pas pour moi une mince référence.
Il va falloir que j'aille découvrir Marc Behm...
SupprimerMerci, ton commentaire me touche beaucoup.
son roman "Trouille" raconte la vie en fuite d'un gars qui a croisé la Mort devant chez lui... et qui pense qu'elle venait le chercher. Bon, il faut bien dire que c'est déjanté et un peu cru. Mais c'est prenant :)
SupprimerSi c'est cru, je te le laisse. J'aime les expressions délicates qui conviennent avec mon dictionnaire 1923 (c'est ma référence !)
SupprimerEt bien... j'aimerais bien savoir aussi qui est cette femme qui nous tient en haleine jusqu'à la fin de ce texte. C'est très bien écrit, c'est prenant. Merci beaucoup pour ce bon moment de lecture.
RépondreSupprimerJe vais aussi regarder qui est Marc Behm. A bientôt.
Moi aussi elle m'intrigue beaucoup... Si quelqu'un peut me donner des indices, ça me permettrait de faire avancer l'enquête !!!
SupprimerElle m'a tenue en haleine jusqu'à la fin du récit : allait-il la revoir, qui était-elle ?
RépondreSupprimerMerci pour cet excellent récit, Alphonsine.
Merci Vinciane !
SupprimerExiste elle seulement cette femme ?
RépondreSupprimerRéférence pour référence j'ai pensé au Horla de Maupassant qui m'a beaucoup marqué (et je file voir qui est Marc Behm)
Bonne soirée :-)
Alors si elle n'existe pas, c'est encore pire, parce qu'il aura été la victime de son imagination...
SupprimerJe n'aime pas beaucoup Maupassant, je le trouve tourmenté.
Un récit obsédant à l'image de ce que ressent le narrateur. J'aime bien l'idée de ne pas en dévoiler davantage, de laisser le mystère s'épaissir avec une chute aussi nébuleuse. ça renforce l'atmosphère inquiétante :)
RépondreSupprimerMerci Laurence, c'est l'effet que je recherchais !
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